dimanche 25 décembre 2011

Les boucs émissaires

La thématique des groupes boucs-émissaires en psychologie sociale est apparue à la fin de la seconde guerre mondiale alors que nombre de scientifiques tentaient de comprendre les processus psychologiques à la base du génocide juif. La question posée alors était la suivante : « qu’est ce qui permet, au niveau psychologique, de rendre compte du fait qu’un groupe aussi important d’individus différents se soit adonné à l’extermination massive d’individus d’un autre groupe ? » Plusieurs théories ont alors vu le jour dont les théories « classiques » du bouc-émissaire.

Deux versions de la théorie du bouc-émissaire ont été proposées (Allport, 1954) : la théorie des conflits internes et la théorie des événements externes. Le point commun à ces deux théories réside dans l’idée qu’une frustration (interne ou externe) engendre chez l’individu une tendance à l’agression envers la source de frustration et ce afin de rétablir un équilibre (interne ou externe) nécessaire à son bon fonctionnement. Lorsque l’individu est dans l’incapacité d’agir directement sur la source de la frustration (soit parce que la source de frustration est l’individu lui-même, soit parce que l’individu ne peut attaquer directement la source par peur de punition, soit parce que la source est trop puissante pour que l’individu puisse directement l’affronter), il déplace son agressivité sur une cible faible ou vulnérable que l’on appelle « le bouc-émissaire ». Pour justifier cette agression, l’individu attribue à la cible bouc-émissaire des traits négatifs ou indésirables suivant l’un ou l’autre processus de projection. Dans la projection dite « directe », l’individu attribue à la cible un trait négatif que lui-même possède mais qu’il refuse de se reconnaître (e.g., « ce n’est pas moi qui suis sexuellement dépravé, ce sont eux »). Dans la projection dite « complémentaire », l’individu recherche une série d’explications et/ou de justifications à son propre comportement agressif. Les stéréotypes défavorables attribués au groupe cible sont, alors, des rationalisations inconscientes des agressions commises par les individus envers la cible (e.g., « je n’aime pas les Noirs, donc, les Noirs doivent nécessairement posséder des traits qui créent en moi ce dégoût que j’ai d’eux).
Vers la fin des années soixante, suite à l’avènement de la psychologie cognitive, les théories du bouc-émissaire, reposant sur une approche essentiellement freudienne de la psychologie, furent largement abandonnées par les scientifiques. Par ailleurs, plusieurs auteurs en ont souligné les limitations. Premier problème, aucun élément théorique ne permettait de prédire les types de minorités susceptibles d’être choisies comme bouc-émissaire ni ne permettait d’expliquer le consensus groupal quant au choix de la cible (Allport, 1954, Tajfel, 1981). Ainsi, comment expliquer que les Juifs furent la cible privilégiée des Nazis pendant la seconde guerre mondiale ? Selon les théories du bouc-émissaire, les Allemands, frustrés de leur défaite lors de la grande guerre, auraient dû chercher comme exutoire à leur frustration un groupe cible « disponible » et « vulnérable ». Or, les stéréotypes caractérisant les Juifs à cette époque les décrivaient non pas comme vulnérables, mais davantage comme super-puissants, au centre d’une conspiration internationale dangereuse (Goldenhagen, 1997). Deuxièmement, les théories du bouc-émissaire parlent d’un processus violent relativement spontané, destiné à évacuer les frustrations et tensions. Or, pour en rester à l’exemple des Juifs, l’Holocauste, tel que les Nazis l’ont conçu et mis en place, n’avait rien de spontané. Au contraire, l’Holocauste est décrit comme un système de violence contrôlé, régulé et bureaucratisé à l’extrême (Glick, 2002).
Les faiblesses du modèle ont conduit les chercheurs à se désintéresser de la problématique du bouc-émissaire pendant près de 50 ans. Récemment, cependant, P. Glick (2002) a proposé un modèle alternatif aux théories classiques : le modèle idéologique du bouc émissaire. Selon cet auteur, le lien entre la frustration et l’agression de la cible n’est pas direct, mais il est nécessairement dépendant d’une idéologie sous-jacente. Lorsqu’un groupe se trouve en situation de dépression sociale ou économique, ce groupe cherche dans son environnement les causes potentielles à cette dépression ainsi qu’une ligne d’action capable d’apporter une solution. Une idéologie qui identifie les causes du problème et qui propose une solution attirera un grand nombre d’adhérents potentiels. On parlera d’idéologie du bouc-émissaire lorsque l’idéologie identifie comme source des difficultés un groupe particulier d’individus et que la solution offerte par l’idéologie est l’hostilité envers ce groupe. Un groupe d’individus risquera de devenir un bouc-émissaire d’autant plus que ce groupe est perçu comme une cause plausible à la détresse sociale et économique vécue. Pour ce faire, et contrairement aux théories classiques, la théorie du bouc-émissaire de Glick suppose que le groupe bouc-émissaire doit être perçu comme dangereux, menaçant, et suffisamment puissant pour avoir causé les difficultés. Le groupe bouc-émissaire n’est donc plus un groupe vulnérable mais un groupe influent. Les stéréotypes préalables au développement de l’idéologie indiqueront laquelle des minorités présentes dans la société correspond le mieux à cette image d’un ennemi puissant et maléfique qu’il convient d’exterminer.
Comme le montre ce bref résumé, les boucs-émissaires, le racisme et la discrimination sont des thématiques récurrentes en psychologie sociale. Bien que racisme et discrimination figurent en première ligne des publications dans notre domaine, les recherches traitant de la problématique des boucs-émissaires sont, en revanche, éparses. Les premières études sur le sujet ne se sont avérées ni fiables ni consistantes. De plus, le modèle de l’idéologie de Glick reste purement théorique et demande encore à être éprouvé de façon empirique.

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